Sur l’une des imposantes étagères qui tapissent les murs du siège de Gallmeister, à deux pas de la rue de Rennes, les premières épreuves de My Absolute Darling, de Gabriel Tallent. Le livre doit sortir dans quelques semaines, et rarement la maison d’édition a semblé bruisser d’une telle excitation. Cette sensation grisante d’avoir mis la main sur un livre qui fera date. Une sensation que tout éditeur a connu un jour. Où après laquelle, peut-être, il court encore désespérément. Nous reviendrons bientôt dans Lost Highways sur ce stupéfiant roman.
Pour l’heure, Oliver Gallmeister nous attend dans son bureau. L’occasion de tenter d’en savoir plus sur l’homme qui, depuis 2005, a changé la vie des amateurs de littérature américaine.
Oliver, vous avez une quarantaine d’années, et votre parcours professionnel laisse songeur. Après des études d’économie à Dauphine et un pssage par Sciences-Po, vous devenez contrôleur de gestion. Et puis brutalement, vous laissez tomber la carrière qui vous tendait les bras pour devenir éditeur. A quel moment ça a dérapé?
On devient éditeur parce qu’on a envie d’éditer des livres. Ca semble une lapalissade, mais ce n’est pas le cas. Vous rencontrez des livres, au cours de votre vie, que vous aimez tellement que vous n’avez qu’une obsession, les partager avec les autres. J’ai la chance de lire l’anglais, et plus jeune, je ne cessais de découvrir des auteurs américains formidables. Immanquablement, je constatais qu’ils n’étaient pas traduits en français. Logiquement l’idée de devenir éditeur a germé. Ca a commencé comme une boutade. C’est petit à petit devenu un vrai sujet de réflexion. Puis mon métier, et ma vie. Ce sont les livres qui font les éditeurs.

C’était un saut dans le vide, non? Et un vrai risque financier…
Bien sûr que ça l’était. Mais de manière complètement rationnelle et assumée. L’idée c’était de se lancer, modestement, sans locaux, et ensuite, de voir si je pouvais espérer gagner de quoi vivoter. A ce moment-là, j’étais marié, j’avais trois enfants en bas âge, et je ne pouvais pas m’appuyer sur une fortune personnelle.
L’aspect économique, il faut toujours l’avoir en tête. C’est une question de survie pour un éditeur. L’édition ce n’est pas un sport de riches. Enfin, si. Pour certains, c’est bien un sport de riches. Un hobby. Parce qu’ils ont une fortune personnelle. Tant mieux pour eux. Mais en général ils ne font pas les meilleurs éditeurs. Pour être bon dans son métier il faut avoir faim. Et il faut avoir peur, un peu.
Et vous avez toujours faim, et peur, après douze ans d’existence ?
Oui. Parce que tout peut s’arrêter. Du jour au lendemain. Ce n’est pas parce que ça marche maintenant que ça marchera dans dix ans. Il faut tout le temps se poser des questions. Prendre des risques. Et, surtout, ne jamais choisir d’éditer un livre pour de mauvaises raisons. C’est ça, le quotidien d’un éditeur. Du premier jour jusqu’à sa mort. Les éditeurs que j’admire le sont depuis des dizaines d’années, et quand je discute avec eux de leurs livres, ils ont le regard d’un enfant de quinze ans.
Ce n’était pas suicidaire, de se lancer, en France, dans une maison d’édition spécialisée dans le Nature Writing?
Pas du tout suicidaire. C’est justement parce que ça n’avait pas été fait que ça pouvait marcher. Et puis je suis intimement persuadé que la culture, ce sont des métiers d’offre. On doit proposer des choses aux gens. Avant de lire David vann, personne n’a envie de lire David Vann. Dans la littérature, il n’y a pas deux livres ou deux auteurs qui se ressemblent. Je ne parle pas de la littérature commerciale, entendons-nous bien. Ces polars genre La fille d’à Côté, la fille du dessous, la fille du dessus, qui pullulent dans les librairies…
J’aime bien le pragmatisme des américains. Ils font le distingo entre literary fiction et commercial fiction. Ce sont deux métiers différents. Avec la fiction commerciale, on est dans le recette. Les S.A.S., quoi. Mais quand on parle de fiction littéraire, on parle d’art. Il n’y a pas de recette. Pas d’étude de marché, pas d’analyse possible.

S’il y avait eu une étude de marché, elle vous aurait déconseillé d’éditer Gierach, par exemple. Un auteur qui écrit des livres sur les truites et la pêche à la mouche, c’est quand même dingue de vouloir le publier sur le marché français, non?
C’était ça le vrai pari, mais ça avait déjà été fait, il faut rendre à César ce qui est à César. Moi je suis né en 1970, donc j’ai grandi en lisant les livres de Jim Harrison, Rick Bass, Mcguane, qui étaient chez Bourgois. C’était du pain béni pour moi, mais c’est vrai qu’il y avait une ligne de fracture évidente entre des littératures plus urbaines et une littérature qui moi me faisait rêver. La littérature de l’Ouest, pour faire simple.
Cette ligne de fracture, Benjamin Whitmer en parle très bien. Il dit que l’Amérique est très forte pour exporter sa propre image, sa propre mythologie. D’abord à travers le cinéma, mais également à travers sa propre littérature. Et évidemment, elle cherche à exporter l’image qui la valorise, c’est à dire la Côte Est, et juste derrière, la côte Ouest « fréquentable »… En gros, c’est New-York, et Los Angeles. Pourtant, entre New-York et Los Angeles, il y a trois cent millions d’habitants. Et l’Amérique, c’est ça.
En France y a un parisianisme qui est mortifère. Et aux Etats-Unis, ils doivent faire face à la même chose. L’édition est new-yorkaise, et logiquement, elle considère que tout ce qui n’est pas new-yorkais n’est pas intéressant.
Qu’est-ce qui, selon vous, différencie un écrivain américain des autres écrivains?
Les américains sont très fortement ancrés dans leur territoire. Les Rocheuses, la Floride, l’Arizona, etc… C’est un pays tellement imposant géographiquement qu’il est impossible de faire l’impasse sur cet aspect là. Tous sont, d’une manière ou d’une autre, profondément marqués par ça. C’est lié à leur culture, imprégnée de protestantisme et de paganisme.
Dans la vieille Europe on a complètement écrasé la nature, et on considère qu’on doit la dominer. En France, quand il y a trois centimètres de neige, ça fait les news pendant deux mois. Aux USA la nature est tellement présente qu’elle fait partie intégrante du quotidien. Et qu’on ne la nie pas.
Hormis à New-York. A New-York, quand il neige, les gens se calfeutrent chez eux pendant deux semaines!
L’autre différence, c’est cette forme de candeur qui imprègne leur écriture. C’est ce que je recherche. Ils osent écrire. Nous, on mène des débats interminables afin de savoir si le roman est mort, si la Narrative Nonfiction est vraiment un genre littéraire… Eux ne se posent pas ce genre de questions. Ils écrivent.
Le grand apport de la littérature américaine à la littérature mondiale, pour moi, c’est le béhaviorisme, cette forme d’écriture à la Hemingway, qu’il est de bon ton de considérer, en France, comme « un peu facile »… Et pourtant, c’est très difficile de faire des phrases de trois mots. Hemingway savait faire des pages et des pages de phrases de trois mots, et c’était de la musique.
Cette écriture-là, on la doit aux américains. Une écriture basée sur les actes des gens, qui ne passe pas des heures à nous expliquer ce qui se passe dans leur tête. C’est aux lecteurs de tirer leurs propres conclusions.
C’est ce que martèle Chris Offutt. « Show, don’t tell ». Quand on écrit, on montre, on n’explique pas.
Voilà. C’est ce qu’ils disent tous. « Show, don’t tell », et c’est très bien. C’est la caractéristique de la littérature américaine pour moi. C’est de là qu’elle puise sa force, et sa liberté. Elle n’impose pas des points de vue, elle mise sur l’intelligence du lecteur. En faisant de la littérature très cérébrale, on intellectualise. Mais l’art, ce doit être primal. Ce n’est pas intellectuel, l’art. Je ne crois pas. C’est animal.
Stephen King le martèle dans son bouquin Ecriture, mémoires d’un métier, qui est vachement bien. Ce qui compte c’est l’histoire. Est-ce que beaucoup de monde entre une librairie en disant « Bonjour j’ai envie d’acheter un livre bien écrit? » Non. Ils veulent une histoire. Si c’est bien écrit tant mieux, mais c’est ta capacité à raconter une histoire qui fait que tu rentres en résonance avec les gens. Millenium c’est pas très bien écrit, mais ca fonctionne. Proust, qui est mon idole absolue, ce n’est pas que du style. C’est une histoire formidable. La littérature c’est ca. C’est raconter des histoires.

Comment ça se passe, avec David Vann? On se demande comment cet amour des Etats-Unis qui vous anime peut cohabiter avec la virulence des critiques que lui adresse votre auteur phare. Au point d’avoir quitté le pays…
Très bien. Je m’explique… On a le luxe, quand on n’est pas originaire d’un pays, de choisir ce que l’on aime chez lui, et de sélectionner le meilleur. La musique américaine, par exemple, ce n’est pas toute la dance de merde qui envahit les ondes depuis des années. Pour moi, c’est Townes Van Zant, Eminem ou Johnny Cash. Nous, on choisit. David Vann est un auteur américain. Tout comme le sont James Patterson ou celle à qui l’on doit 50 nuances de Grey. Mais c’est lui qu’on choisit. C’est cette Amérique-là. Qui est autant l’Amérique que celle qu’il condamne.
Nous, on est des outsiders. On regarde cela de l’extérieur. On filtre, et on garde ce qu’il y a de meilleur. Parfois, quand j’entends les américains dire tout le bien qu’ils pensent de la France, j’ai le sentiment qu’ils ne me parlent pas du pays que je connais. Et de facto, ce n’est pas vraiment le même pays. Eux comme moi, on aime ce qu’on ne connait pas vraiment…
Entretien réalisé par Sébastien Bonifay
(Merci à Clotilde Le Yaouanc et Marie Moscoso)
Cinq romans Gallmeister à découvrir, conseillés par Lost Highways :
Lonesome Dove, Larry McMurtry
Fay, Larry Brown
Tout Est Brisé, William Boyle
Wilderness, Lance Weller
Pike, Benjamin Whitmer
Et en bonus, puisqu’il faudra encore attendre quelques mois:
Kentucky Straight, Chris Offutt
Merci pour cet échange partagé !
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