God Bless Donald Ray Pollock

Ceci est le miroir

au fond duquel dort la douleur

Ceci est le pays

que personne ne visite.

Mark Strand,

Un endroit autre

Knockemstiff est le nom d’une petite bourgade égarée au pied des Appalaches, dans le sud rural de l’Ohio. Et c’est sans nul doute un pays que personne ne visite. Knockemstiff est également le nom du premier livre de Donald Ray Pollock. Et pas grand monde, non plus, n’a visité le recueil de nouvelles de l’américain, publié chez Buchet Chastel en 2010.

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En deux ans, l’ouvrage s’était écoulé en France à 2395 exemplaires. Un chiffre famélique, qui promettait le livre aux bacs à soldes des marchés aux puces de province, et son auteur aux oubliettes de l’édition. Sans surprise, fin 2011, Knockemstiff, écarté de toute possible sortie en poche, était épuisé chez l’éditeur, et introuvable.

Les lecteurs de Knockemstiff, à l’époque, on été peu nombreux. Certes.

Mais ils ne s’en sont jamais remis. Une fois le livre fermé, ils étaient sonnés. Titubants comme après avoir été cueilli par un uppercut en pleine face. Et intimement convaincus qu’ils venaient de découvrir un auteur hors normes. Dont chaque page les avait marqué au fer rouge. Les avait plongés dans un maelström de sentiments extrêmes.

Ils avaient le sentiment d’avoir mis la main sur un écrivain prodigieusement doué. Peut-être le romancier américain le plus sensationnel à avoir fait son apparition depuis le début du siècle. Ils n’étaient que 2395. Mais il y a fort à parier que chacun d’entre eux a ensuite passé le plus clair de son temps à porter la bonne parole autour de lui.

 

Deux ans se sont écoulés quand, en mars 2012, le premier roman de Pollock, Le Diable, Tout le Temps, est annoncé chez Albin Michel. En catimini. Cette perspective ne provoque pas l’hystérie des lecteurs français. On s’en doute. Juste l’excitation d’une poignée d’irréductibles.

Pendant ce temps là Donald Ray Pollock, lui, coule des jours paisibles loin de la France, à Chillicothe, à une vingtaine de kilomètres de Knockemstiff. Dans l’Ohio. Un état dont il n’a alors encore jamais franchi les frontières…

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Quelques mois plus tard, Pollock a à quatre reprises visité la France, écumant les festivals et accumulant les honneurs. Le Diable, Tout le Temps se voit décerner le Grand Prix de Littérature Policière et le Prix du Meilleur Livre étranger de l’Année par le magazine Lire. Et Knockemstiff connait les honneurs d’une parution en poche.

La raison d’un tel engouement? Un bouche-à-oreille dithyrambique. Et un talent hors-norme. D’une lumineuse sécheresse. Le talent d’un écrivain qui explore sans concessions les méandres les plus accidentés et inavouables nos âmes. Pour mettre au jour une humanité profondément enfouie. Comme un cowboy plongeait ses mains dans la boue nauséabonde du Klondike pour en extirper quelques éclats d’or.

Dans Knockemstiff comme dans Le Diable, Tout le Temps, on croise des estropiés de la vie, des marginaux, des paumés, des innocents, des salauds et des perdants magnifiques, sculptés par la violence et la malchance. Ivres de solitude, de misère, de frustration. Enclins, dans un monde d’ennui et de médiocrité, à se laisser engloutir par les drogues et les déviances les plus improbables. Histoire de donner un but à des nuits sans fin, de loin en loin éclairées par la vacillante clarté d’une étoile, mais la plupart du temps d’une obscurité parfaite.

Ces gens-là ne sont pas, comme on a pu le lire trop souvent, sur des blogs, dans des articles français, des dégénérés, des rednecks, des « débiles », selon la terminologie classique de ce pays, tellement plus fier de lui quand il peut souligner l’infériorité de l’Amérique et se rassurer à peu de frais sur son propre génie…

Ces gens-là ne sont que des êtres humains, noyés au milieu de la masse des gens « normaux ». Ils ne peuplent pas les Etats-Unis, ne sont pas représentatifs de la population américaine, et ne surgissent pas à chaque coin de rue dès qu’on a franchi les limites de New-York la « civilisée »… Juste des gens qui ont eu moins de pot, n’ont pas rencontré les bonnes personnes, ne sont pas nés au bon endroit, au bon moment.

Ces gens-là, Pollock les connait. Intimement. Cette vie-là, il la connait. Plus intimement encore. Parce qu’il l’a lui même vécue. Durant d’interminables années. Knockemstiff, la petite ville dont  on pourrait traduire littéralement le nom par « Etale-les raides », c’est dire le climat ambiant, il y est né, en 1954. Il abandonna vite le lycée et fut engagé dans la fabrique de pâte à papier, véritable poumon économique de la petite ville, comme son père et son grand-père avant lui.Et il goûta au désoeuvrement, à la pauvreté, à ce sentiment insidieusement ravageur de contempler le reste du monde s’épanouir en pleine lumière, de loin, terré au fond d’un trou. Il expérimenta tous les moyens de se donner l’impression que sa propre vie frémit, qu’il s’y passe quelque chose. Une impression, à double tranchant, d’enchanter le quotidien.

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A l’âge de dix-huit il se marie une première fois. Au bout de quatre ans, son mariage vole en éclats. A vingt-quatre ans, il retente le coup, pour le même résultat. Une nouvelle fois, quatre années suffiront à réduire l’union en cendres. Durant ses jeunes années Pollock semble être d’une régularité de métronome. Dans tous les domaines. “Divorcé pour les mêmes raisons, parce que j’étais tout le temps défoncé et irresponsable.”

Sa vie bat au rythme de ses embauches à l’usine, et de la banalité du quotidien d’une petite ville éloignée de tout, où les soirées offrent un choix restreint, entre les programmes télé, les soirées bienfaisance d’un sous-Rotary et les virées opiacées dans les parcs de la ville…

Vagabondage, conduite en état d’ivresse, possession de marijuana, les loisirs de Pollock le conduisent quelquefois à fréquenter les bancs du poste de police local. Pour une nuit ou deux. Moindre mal. D’autres s’en sortent plus mal. Deux de ses cousins et un de ses meilleurs amis mouront après avoir abusé d’un désinfectant en spray, la bactine, une drogue beaucoup plus facile à se procurer que les drogues à la mode. Et bien plus radicale. Learn the hard way…

“ Aucun des mecs avec qui je traînais n’avait été à l’école au-delà du secondaire. On n’était pas des criminels, juste des glandeurs. Même si on a eu notre propre serial-killer à Knockemstiff, un mec nommé Arvin Eugene Russell qui s’est fait arrêter en 1965. Nous, on faisait que brûler de l’essence sur les routes du comté. J’ai commencé à boire à 11 ans, bière et vodka principalement, et à me défoncer vers 15 ans. Il y avait plein de drogues dans le sud- Ohio où j’ai grandi. Dans les années 70, c’était surtout de l’herbe et de l’acide, un peu d’héro aussi. Moi, j’ai pris beaucoup d’hallucinogènes – mescaline et tout ça. Au point que je ne me souvenais plus de rien. Je partais au boulot et en cours de route je ne savais plus où j’allais. J’ai fini au Riverside Hospital à Columbus. Sinon, je suis resté pété à l’herbe pendant environ quatorze ans, 24 h sur 24. Je prenais aussi beaucoup d’amphés. Je choisissais les pires boulots à la fabrique de papier. Finalement, je me suis dégotté le plus salissant et le plus dégueulasse des postes, quelque chose que je pouvais faire défoncé, sans surveillance. On brûlait pas mal de charbon pour faire la pâte à papier. Je m’occupais de vider les silos à cendres. Une saloperie pas possible, vu que c’était mélangé à tous les produits chimiques nécessaires pour faire la pâte. C’est ça qui pue tellement et qui fait que les gens autour de moi tombent comme des mouches avec toutes sortes de cancers. Je déposais ma merde sur un parking et des mecs venaient la prendre une fois par semaine. Soi-disant, ils l’amenaient à une usine de traitements des déchets ; mais pour ce que j’en sais, c’était des mecs genre Tony Soprano qui balançaient ça dans des carrières !”

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A 33 ans, Donald Ray Pollock, en contemplant le chemin parcouru, jonché d’échecs, de faux-semblants et de victimes abandonnées sur le bord de la route, décide de reprendre sa vie en mains. Après quatre passages en rehab’, pour la première fois la tentative est couronnée de succès. Il décroche de ses addictions et s’inscrit à l’université de l’Ohio, à Athens, en licence d’anglais. Il mettra cinq ans pour l’obtenir, cinq ans mis à profit pour découvrir une autre littérature que les gros tirages vendus en tête de gondole du Wall-Mart du coin qu’il lisait distraitement. Aucune velléité d’écriture à ce moment-là, mais une volonté de s’élever au-dessus de sa condition.

Ce qui ne l’empêche pas de retourner, une fois son diplôme décroché, pointer à l’usine. Mais le champ des possibles qui s’est ouvert devant lui est bien moins étroit qu’auparavant.

Une dizaine d’années plus tard, l’idée de devenir écrivain a lentement germé dans son esprit, et il suit un atelier d’écriture à l’Ohio State, à Colombus, la capitale de l’Etat. Là naitra l’embryon de ce qui deviendra Knockemstiff, son premier livre. Qui par la grâce d’un kaléidoscope d’histoires brillamment liées entre elle par des personnages et des lieux, offrira un portrait pointilliste époustouflant de la ville qui l’a vu naître, grandir et vivre.

Et lui servira, cruelle et symbolique coïncidence, d’oraison funèbre. Entretemps l’usine qui maintenait Knockemstiff sous assistance respiratoire a fermé ses portes et sans surprise, la ville s’est vidée de ses habitants, pour devenir une ville fantôme comme tant d’autres au coeur du pays. Seule l’église reste encore ouverte…

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Fidèle, Pollock utilisera également sa ville de naissance comme l’un des nombreux décors de Le Diable, Tout le Temps, fresque d’une ambition folle, dont on se demande néanmoins encore comment elle a pu obtenir Le Grand Prix de Littérature Policière. Toute récompense est bonne à prendre, lorsque l’on cherche à se faire connaître de ses lecteurs, mais une chose est sûre, Pollock n’a jamais pensé écrire un polar alors qu’il mettait au monde son roman, et nul parmi ses lecteurs n’a eu l’impression de lire un polar en parcourant ces pages hallucinées, traversées de scènes dantesques qui vous agrippent sans la moindre préparation et vous laissent le coeur à vif.

Les premières pages sont inoubliables, de celles qui hantent longtemps. Willard prend son fils Alvin par la main pour l’emmener sous la contrainte dans la forêt, derrière la maison familiale, à la nuit tombée, sous une pluie glaciale. Il rejoignent un autel aux crucifix sacrilèges pour tenter de sauver la mère d’Alvin du cancer, de la manière la plus païenne et désespérée qui soit. C’est dur, c’est bouleversant, c’est d’une poésie et d’une beauté abruptes et immaculées.

Difficile de parler plus longuement de ce livre. On y croise, sur plusieurs décennies, un couple d’automobilistes qui tue les jeunes auto-stoppeurs en prenant un malin plaisir à documenter les massacres avec force photos, un prêtre libidineux et flirtant avec l’hérésie, Roy et Theodore, des évangélistes handicapés et guitaristes, un sheriff à la gâchette facile…Et tout cela, avec une maîtrise confondante, prend vie sous la plume de Pollock, pour un livre qui ne ressemble à aucun autre.

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La version originale de Une Mort qui en Vaut la Peine

A la fin du mois, le troisième livre de Pollock sort enfin. Une Mort qui en Vaut la Peine. Evitez-vous les habituels débats sans fin sur la qualité des presque 600 livres de la rentrée littéraire. Il y a fort à parier que le meilleur sorte ce jour-là.

S.B.

Knockemstiff, Buchet Chasteln 2010

Le Diable, Tout le Temps, Albin Michel, 2012

Une Mort Qui en Vaut la Peine, Albin Michel, 2016

9782283024089

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

5 commentaires sur « God Bless Donald Ray Pollock »

  1. Super de lire ce qu’on a ressenti en lisant des bouquins !
    Oui , on attend LE Pollock , et on va essayer de le lire lentement ,pour bien en profiter , mais çà ,c’est tant qu’on l’a pas dans les mains … Marie France

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