Alors que Chicago, en 1893, s’apprête à inaugurer La Ville Blanche, pharaonique exposition universelle à la création chaotique, la cité du Michigan est le théâtre des agissements de H.H. Holmes, moderne Barbe-Bleue qui marquera l’histoire, et deviendra le premier serial killer des Etats-Unis. Erik Larson, dans son livre Le Diable Dans La Ville Blanche, narre avec brio ces deux moments fondateurs de l’histoire du pays, pour le meilleur et pour le pire.
Alors que s’écoulent les dernières heures du XIXème siècle finissant, le contraste entre les deux rives de l’Océan Atlantique est saisissant. A l’est, un continent que Donald Rumsfeld n’affublera que bien plus tard du sobriquet de Vieille Europe mais qui, déjà, s’appuie sur une histoire deux fois millénaire. Une constellation d’Etats impérialistes tout-puissants, galvanisés par la révolution industrielle, les avancées de la science, la conquête des dernières terres inexplorées et l’exploitation des ressources inépuisables des colonies qu’ils possèdent sur tous les continents. Un continent qui règne sur le monde.
A l’ouest, les Etats-Unis, un pays à l’aube, qui croît de manière spectaculaire, mais qui n’a qu’un siècle d’existence. Et pas encore de frontières définies, tandis qu’elles continuent de se mouvoir au gré de la conquête d’un territoire que cette nation balbutiante n’a pas fini de s’approprier. Un pays que le reste du monde connaît à peine. New-York, face à l’ancien Monde, s’est imposé comme l’arbre dissimulant la forêt encore clairsemée qui s’étend au-delà, sur près de dix millions de kilomètres carrés. Et qui, déjà, cherche à exister.
Il en va ainsi de Chicago, sur la rive sud du lac Michigan, dans l’Illinois. La cité a été bâtie par des colons en 1770 mais n’a obtenu le statut officiel de ville qu’en 1837. Comme beaucoup d’autres, à l’ombre de New-York, elle développe un profond complexe d’infériorité tandis qu’elle peine à être vue par le reste du pays comme autre chose qu’un carrefour d’importance de la chaîne alimentaire qui nourrit les Etats-Unis. La ville, qui s’est imposée comme l’un des bastions du capitalisme américain émergeant, est en plein essor, mais n’est rien d’autre, pour NY et le reste du monde, du moins celui qui a eu vent de son existence, qu’une charmante ville de province aux abattoirs déjà légendaires.
L’Exposition Universelle de 1893, prévue sur le territoire américain, pourrait être, pour Chicago, l’occasion de s’installer durablement sur l’échiquier mondial. Face à elle, sont également candidates Saint-Louis, Washington et surtout l’écrasante New-York.
Après une âpre lutte politique, médiatique et artistique, Chicago va remporter l’affrontement. Et se retrouver confronté à un défi d’une ampleur vertigineuse. Tandis que, à l’ombre de cette Ville Blanche qui se dresse, grandit, dans ses entrailles, l’un des plus terrifiants monstres du siècle…
Voilà les histoires, vraies toutes les deux, ou plutôt l’histoire, tant il excelle à entrelacer les deux trames, que relate Erik Larson dans son monumental Le Diable Dans La Ville Blanche.
Chicago, en 1893, fut le décor de l’Exposition Universelle et dans le même temps le théâtre des exploits de Herman Webster Mudgett, que le monde connaîtra sous le nom de H.H. Holmes, son nom d’emprunt, et que l’histoire retiendra sous celui de Docteur Torture. Le premier serial killer de l’histoire des Etats-Unis. Et l’un des plus horribles.

Le Diable Dans La Ville Blanche est un livre inoubliable. D’abord par ses sujets, romanesques, plus incroyables que la fiction la plus débridée. Ainsi que l’a écrit le Chicago Times-Herald, les crimes de Holmes étaient « tellement impensables qu’aucun romancier n’aurait osé inventer un tel personnage ».
Ensuite parce que son auteur se hisse au niveau de la tâche, qui peut sembler de prime abord d’une ambition démesurée, et pourrait écraser la plupart de ses collègues.
Beaucoup se seraient concentrés sur l’épopée meurtrière et fascinante de Holmes, utilisant l’Exposition Universelle comme un simple décor, folklorique à souhait. Larson, lui, donne autant d’importance à l’une qu’à l’autre. Il réussit le tour de force de rendre la course effrénée des architectes et organisateurs chicagoans pour respecter la deadline et être prêts à temps à recevoir le public aussi palpitante que la traque de Holmes. Et il bâtit avec un talent à couper le souffle un parallèle frappant entre folie créatrice et fureur destructrice.
Erik Larson a effectué des centaines et des centaines d’heures de recherche, sans recourir aux moteurs Internet, ni même à des assistants qui auraient déblayé le terrain pour lui. Le tout en plongeant directement aux sources d’époque. La description de la Ville Blanche, folie architecturale démesurée sur les bords du Lac Michigan, est époustouflante. Les plus grands architectes de l’époque, Burnham, McKim, Post, Olmsted, des hommes à qui on devra plus tard le Flatiron Building, les plus flamboyants immeubles de la Cinquième Avenue ou encore Central Park, veulent faire oublier l’exposition précédente, à Paris, qui avait impressionné le monde. Ils apporteront par exemple leur réponse à la Tour Eiffel par l’intermédiaire de George Washington Gale Ferris Jr et de sa Ferris Wheel, qui deviendra, pour nous, la Grand Roue.

Et à l’ombre de La Ville Blanche, de sa majestueuse splendeur babylonienne, entre une plantureuse Venus de Milo de chocolat, un fromage de près d’une tonne, les tribus de cannibales, la découverte des danseuses du ventre, les momies, les autruches, l’arme la plus dangereuse du monde, fabriquée par Krupp, ou bien encore les premières démonstrations d’une invention qui fera date, la fermeture éclair, Larson met en relief avec un tact et une intelligence peu communs les aventures humaines. Telle celle de Frederick Law Olmsted, paysagiste qui va être gagné par la dépression, alors qu’il ne peut concilier sa soif de perfection et les réalités financières et temporelles, jusqu’à finir hospitalisé dans l’asile de fous qu’il avait lui-même dessiné.
Sous nos yeux, à travers la prose tout à la fois énergique et élégante de Erik Larson, revit ce moment fascinant où de simples êtres humains, propulsés démiurges d’un jour, ont eu la sensation de donner vie à un nouveau monde, de créer une nouvelle civilisation. Façonnée à l’aide d’un carton-pâte hors de prix.

Comme de juste, dans ce moderne Jardin d’Eden dédié au progrès et à la modernité, le Mal, dans l’ombre, prend également vie. H.H.Holmes, à la faveur de l’effervescence qui enivre Chicago, va tuer, selon certaines estimations, près de deux-cents personnes. Régnant sur un hôtel particulier où il a aménagé chambre de torture et four crématoire pour en faire un tombeau terrifiant, il charme, séduit et attire les innocentes jeunes filles de province qui viennent en ville pour tenter de s’y faire une place.
Le Diable dans ma Ville Blanche n’est pas le livre narrant un combat entre le bien et le mal. Aucun manichéisme chez Larson. C’est un livre qui, par l’exemple, montre à quel point les deux sont liés, l’un ne pouvant aller sans l’autre. A quel point pour tout rêve américain, il faut être prêt à prendre le risque de vivre un cauchemar.
Ce livre est un modèle, il ne ressemble à aucun autre, il est foisonnant, sidérant, complexe et haletant. Un livre d’histoire qui, sans renoncer à la justesse la plus rigoureuse, devient un roman que l’on ne parvient pas à lâcher.
Bon courage à Scorcese et Di Caprio qui, depuis un an, se sont mis en tête d’en faire un film. C’est pas gagné.
S.B.
Le diable dans la ville blanche, Erik Larson, Le livre de poche.