The Ellroy Corsican Tour part VI

Reste à aller dîner, et comme pour l’hôtel, Ellroy et Helen n’ont aucune exigence de diva. « N’importe où, du moment qu’ils font de la bonne barbaque ». Nous optons pour le Marché, histoire de faire visiter à pied le centre-ville de Bastia à notre invité du jour.

-« C’est loin? »

-« Cinq minutes à pied, James ».

Il éclate de rire.

-« Bon sang on prend la voiture alors! J’ai pu voir à midi à quel point elles étaient différentes de celles du reste du monde, les cinq minutes corses! »

Autour d’une grande tablée sur la place du Marché, nous parlons sans fin de cinéma, de littérature. Ellroy, qui se refuse en interview ou sur scène, à évoquer le moindre de ses « concurrents » contemporains, une règle qu’il suit scrupuleusement depuis des années, n’adopte pas la même attitude en privé. C’est un bonheur de l’écouter parler des heures des auteurs qu’il aime, plus encore, avec son esprit dévastateur, de ceux qu’ils méprisent, comme des films qui l’ont marqué et qu’il revoit encore et encore.

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De loin en loin, quelques notables ou considérés comme tels défilent à la table pour saluer la bête, animés de cet hubris provincial balzacien qui les convainc qu’Ellroy sera enchanté d’avoir l’honneur de les saluer.

L’un d’eux, persuadé que l’argent est la meilleure des lettres d’introduction, embraye d’emblée sur le yacht qu’il a visité la veille à Saint-Florent, et n’a pas même le temps de reprendre sa respiration que Ellroy lui tourne le dos, sans s’embarrasser de la moindre formule de politesse, et se rassoit pour reprendre notre conversation et replonger dans une description minutieuse du jeu de Lee Marvin dans L’Homme qui tua Liberty Valance.

En cette soirée de printemps qui ressemble déjà fortement à l’été, la place du Marché s’anime, et les terrasses proposent de frustes groupes d’animation composés trop souvent d’un simple musicien qui s’accompagne à la guitare sommairement et tente de proposer un fond sonore musical à des gens qui ne lui prêtent aucune attention.

Ellroy se tourne vers moi, son rictus de requin malicieux vissé aux lèvres: « fucking hell… Kill me. Kill me now. I prefer dying than hearing that shitty english accent again! Ok, don’t kill me, but Joe Cocker just ‘ve been killed once again. »

[Bordel de merde, tue-moi. Tue-moi maintenant. Je préfère crever qu’entendre cet accent anglais de merde encore une fois. Ok, ne me tue pas, mais Joe Cocker a été tué une novuelle fois, ce soir.]

« Joe Cocker just ‘ve been killed once again »

Après le repas, le couple californien, épuisé par cette longue journée et plus encore par les cadences infernales des derniers jours, rentre à l’hôtel, et nous prolongeons de notre côté la nuit avec Aurélie et François, pour de nouvelles discussionssur Daniel Woodrell, qui vient de quitter Rivages pour d’autres horizons, ce que l’éditeur n’a pas encore vraiment avalé, sur John Harvey, qui, à presque 80 ans, lui dédicace le dernier livre de sa formidable carrière, sur les avanies subies durant d’interminables décennies en France par le roman Noir, sur les films Noirs de l’après-guerre… Jamais je n’ai rencontré un tel puits de connaissances, incollable sur tous les cinémas et toutes les littératures, historien minutieux, maniaque, complétiste génial des genres. Et comme tous ceux qui n’ont que l’amour de leur sujet comme moteur, ce savoir aussi encyclopédique que paisible n’est pas un moyen, en professant sans fin, de briller en société. Bien au contraire. Sa manière de le partager, d’en raconter les grandes et les petites histoires, les monuments et les oubliés, ne donne qu’une envie: rentrer chez soi et se plonger dans W.R.Burnett, Robin Cook, William Kotzwinkle ou Ted Lewis.

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François Guerif

Le lendemain matin, nous passons récupérer nos invités à l’hôtel pour les emmener à l’aéroport. Arrivés devant l’hôtel, je salue Helen, qui nous attend à l’ombre, et j’entends un « Sebastian! » tonitruant venu de la réception, à l’intérieur. Helen secoue la tête, d’un air désespéré et limite gêné… Ellroy surgit tel le Diable de Tasmanie, son trench coat de retour, son chapeau à nouveau visé sur la tête, un attaché-case en main.

-« J’y ai pensé toute la nuit, j’ai dit à Helen qu’il fallait que je te demande! Ca m’a empêché de dormir. Les deux qu’on a rencontrés hier… »

-« Lesquels, James? On en a rencontrés quelques-uns, c’est vague du coup comme indication. »

-« Le couple. Le mec avec une sale gueule de roquet et la belette avec les cheveux très courts, blonde. On les a croisés quand vous nous avez ramenés! »

-« Ok, je vois! Et donc? »

-« They are swingers! I’m positive they are swingers! »

Je ris pendant un bon quart d’heure devant la folie de cet accueil matinal, tandis que Helen lève les yeux au ciel, dépitée par la fixette de son compagnon.

Ce sont des échangistes. J’en suis sûr !

Ellroy se perd en interminables explications sur l’éventail des indices qui lui ont mis cette idée en tête. J’avoue mon ignorance sur les pratiques sexuelles du couple en question, et tandis que nous quittons le Cap Corse, l’auteur du Dahlia Noir se lance dans un inventaire méticuleux de toutes les déviances sexuelles les plus en vogue aux Etats-Unis, prend un plaisir fou à m’en dévoiler les termes argotiques les plus colorés, tout en mimant, en contorsionnant son interminable carcasse sur le siège avant, les actes en question.

Helen ponctue le tout de réguliers « Il a bien saisi l’idée, James… », « On a fait le tour, là, non? » mi-accablés mi-amusés.

Histoire de faire diversion, je m’engage dans la rue Napoleon, encore ouverte à la circulation à cette heure matinale, et m’arrête devant la librairie. J’en ressors avec un exemplaire d’Asterix en Corse que j’offre à Helen, et je montre à Ellroy le Taschen consacré à Los Angeles qu’à mon plus grand étonnement, il ne connait pas.

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Il commence à compulser l’ouvrage voracement. Je lui propose de le lui offrir, mais, étant donné le périple qui les attend et le poids éléphantesque de l’ouvrage, de le lui expédier par colis postal. Il est ravi de cette perspective, mais refuse de le laisser là.

« Je l’emmène avec moi en voiture, jusqu’à l’aéroport! » Il passera la suite du trajet à éplucher les vieilles photos de L.A., s’extasiant devant celles qu’il ne connait pas, les montrant à Helen et racontant, dans le détail, les innombrables anecdotes qu’elles lui évoquent.

Back in L.A.

Deux semaines plus tard, un colis d’une taille hors-normes arrive par transporteur à la librairie. Le destinataire n’apparaît pas dessus, mais l’origine oui. Los Angeles. Nous l’ouvrons avec Pierre pour découvrir un imposant coffret de velours bleu renfermant un magnum de Blue Label, le label le plus prestigieux, et de loin, de Johnnie Walker. Avec un message pour les organisateurs et les lecteurs corses:

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Comme quoi, l’adage n’est pas si juste que cela. Parfois, il faut vraiment rencontrer ses idoles.

Part I

Part II

Part III

Part IV

Part V

7 commentaires sur « The Ellroy Corsican Tour part VI »

  1. Nous nous sommes passionnés par votre récit du voyage, improbable, de Ellroy en Corse. Nous venions chaque jour consulter votre blog en espérant y découvrir l’épisode suivant !
    Votre sincérité et votre passion vous ont permis « d’apprivoiser » cet écrivain apparemment pas toujours facile et que vous redoutiez.

    Nous sommes très agréablement surpris par le dynamisme qu’il existe à Bastia par rapport à la littérature. Nous habitons en banlieue parisienne à Champigny (Louis Talamoni y fut maire 25 ans). Cette ville (par ailleurs très intéressante) compte 30000 habitants de plus que Bastia : il n’y a qu’une seule librairie !
    Lors de nos fréquents séjours chez vous, il est rare que nous ne trouvions pas une manifestation culturelle consacrée aux livres.

    Nous savons que vous avez reçu à Bastia d’autres écrivains (je pense notamment à Douglas Kennedy). Nous espérons que vous reprendrez rapidement votre casquette de feuilletoniste pour nous régaler à nouveau.

    Paola et Gérard

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