L’angoisse commence à envahir l’habitacle de la voiture quand j’aperçois une clairière à la végétation luxuriante, mais qui semble avoir déjà été visitée par des êtres humains. C’est déjà ça. Trois maisons de pierre de taille modeste mais d’une beauté minérale montent la garde.
- La ferme de Campo di Monte
Au fond de la clairière, une voiture siglée France 3. A quelques mètres, au bord d’un bassin d’eau limpide, l’équipe se met en place pour l’entretien exclusif qu’Ellroy a accepté d’accorder à une antenne régionale, ce qu’il consent très rarement à faire.
Ellroy, de son côté, affiche un grand sourire. L’endroit semble lui plaire, et lui rappeler certains souvenirs. Il commence à brailler « Don Corleone, DON CORLEONE! » à la cantonade. Nous prenons place autour d’une table dans le jardin, à quelques centimètres du bassin tandis que les journalistes de VIaStella disposent les éléments qui formeront le studio en extérieur où se déroulera l’interview.
La discussion, autour d’un café, d’un jus d’orange et d’une assiette de charcuterie, virevolte dans tous les sens du côté d’Ellroy, qui laisse vagabonder son esprit au soleil du mois de mai, ponctuant les échanges autour de lui de sentences définitives et souvent hilarantes de sa voix rocailleuse.
A l’autre bout de la table François Guerif croule sous les questions concernant ses auteurs, ses rencontres, ses projets. Discuter avec l’homme sans qui le paysage du polar en France ne serait pas le même, ce n’est pas tous les jours qu’on en a l’occasion.
- Antoine Albertini, James Ellroy et Sébastien Bonifay
Une fois terminé l’entretien télévisuel, auquel Ellroy se prête avec bonhomie et professionnalisme, il est temps de déjeuner. Nous rejoignons l’une des chambres de la ferme, au milieu de laquelle trône une seule table. Un déjeuner qui restera inscrit dans les annales.
Ellroy parle. Beaucoup. Et n’est pas avare d’anecdotes.
De Nick Nolte, pour qui le Chacal déborde d’une grande affection, apparemment dans une mauvaise passe, et passant ses nuits à dormir sur la pelouse de son jardin, emmitouflé dans un vieux pardessus mité, pour laisser son lit à ses deux chiens, qu’il aime plus que tout, à ce soir d’hiver où en attendant l’ascenseur au Dolby Theater lors de la cérémonie des oscars, il a surpris, alors que les portes s’ouvraient, deux stars masculines d’Hollywood, dont nous ne pouvons révéler le nom mais qui squattent les journaux people en compagnie des plus belles femmes, en train d’échanger un langoureux baiser.
Au fil du déjeuner, nous avons droit à des imitations incroyables de dealers venus de la Caraïbe et menant leur business de main de maître à l’angle de la 77ème rue et de Halsted, à Chicago, un endroit considéré comme le quatrième quartier le plus dangereux des Etats-Unis.
Puis à des controverses sans fin sur l’acteur le plus badass de l’histoire du cinéma. Selon Ellroy, aucune discussion possible. Rien que par son regard d’acier qui faisait se liquéfier même des terreurs tels que Sam Peckinpah, c’est Burt Lancaster. Haut la main. Tous les autres soit-disant durs à cuire, à en croire le Dog, « are pussies ».
Tout cela sous le regard amusé de gens habitués à ce que nous sommes en train de découvrir avec bonheur, Guerif et bien entendu Helen, qui veille néanmoins d’un « James! » sonore et outré à canaliser son compagnon.
Il faut dire qu’Ellroy, sans le moindre filtre, nous balance les détails les plus croustillants sur les arrière-cours du rêve américain, en citant sans aucune censure les noms les plus inattendus du monde de la politique, des affaires, ou de la culture.
Nous terminons le repas par des beignets à l’eau de vie, qu’Ellroy évite soigneusement, lui qui un soir d’août, au cours des seventies, alors qu’il marchait au bord du gouffre, a mis fin définitivement à toutes ses addictions. Depuis, il ne touche plus un verre d’alcool et avale avec une régularité métronomique les cafés. Tout en alignant les considérations souvent à tomber à la renverse de rire sur le monde merveilleux du septième art.
Il vomit les adaptations de ses livres, de manière plus ou moins virulente, mais il continue de collaborer avec Hollywood, tout en sachant que cela n’aboutira pas, ou que son travail sera perverti, édulcoré, piétiné.
« But hey, they got the cash, man! They act like they have no fucking clue about what they could do with it! So give it to me, motherfuckers! ». Il déclare cela sans la moindre once de culpabilité, alimentant avec jubilation sa réputation d’artiste cupide.
« Je fais ça pour pouvoir continuer à écrire exactement ce que je veux sans rendre de comptes à personne. Cet argent-là, il me donne la liberté de pouvoir faire comme je l’entends la chose qui m’importe le plus au monde, écrire mes putains de livres », nous avoue-t-il.
Et il faut vraiment ne jamais avoir lu un roman de James Ellroy et ne rien comprendre à la littérature pour penser que ce mec ne fait des choix qu’en fonction des avantages qu’il pourrait en tirer. Il est peut-être l’auteur le moins facilement accessible, le moins commercial, le moins stéréotypé qui soit, dans le domaine du roman de genre contemporain. On est loin de Dan Brown, de Harlan Coben ou de Camilla Lackberg. Les hôpitaux sont encore plein de gens qui ont été victimes d’embolies cérébrales et de violents saignements de nez en lisant la trilogie Underworld USA…
Séance de photos et de dédicaces avec nos hôtes sur la terrasse avant de prendre la route de Bastia. Il est 14h30 et à 17h débutera la rencontre entre Ellroy et ses lecteurs. James et Helen sont fatigués et nous proposons de les ramener à l’hôtel pour prendre un peu de repos. Dans la voiture, le Dog somnole et laisse reposer sa tête sur son poing fermé.
À chaque virage, à chaque cahot, le coude dérape et la tête d’Ellroy, privée brutalement de reposoir, dodeline tandis que l’écrivain baragouine dans un demi-sommeil, sans jamais montrer le moindre agacement. Trois quarts d’heure plus tard, nous voici au Pietracap, où nous laissons le couple, François et Aurélie pour une heure de repos avant la rencontre. Dont nul ne sait encore si elle s’apparentera à un triomphe ou à un suicide social collectif.
S.B.
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