L’un des plus grands livres de la littérature américaine des cinquante dernières années est la biographie d’un chanteur sudiste écartelé entre Dieu et le Diable. Son auteur, l’un des écrivains les plus passionnants de notre époque. Si vous ne l’avez pas lu, ruez-vous dessus. A vos risques et périls.
Lorsque Hellfire, de Nick Tosches, fut publié, en 1982, Rolling Stone magazine le salua comme la plus grande biographie Rock ‘n’ Roll de tous les temps. Trente-cinq ans plus tard, de l’autre côté de l’Atlantique, The Guardian le classa, à l’unanimité de ses spécialistes, à la première place de leur classement des cinquante plus grands livres sur la musique jamais écrits.

Une réputation pour laquelle n’importe quel auteur serait prêt à tuer. Mais pour qui a lu Hellfire, c’est encore un peu tiède. Pour Greil Marcus, auteur des définitifs Lipstick Traces et Mystery Train, est plu définitif encore :
« Je veux que les choses soient bien claires. Tôt ou tard Hellfire sera reconnu comme un classique américain ».
L’une des âmes les plus bestiales de l’histoire de la musique moderne
Jerry Lee Lewis est une légende, nul ne l’ignore plus depuis longtemps. Un pianiste, un chanteur, un bateleur d’exception. Mais il est bien plus que cela. Il est l’une des âmes les plus bestiales, les plus complexes, les plus tourmentées de l’histoire de la musique moderne.
Seul Nick Tosches, écrivain et chasseur de serpents, pouvait écrire un livre à la hauteur de la vie du Killer.

Nick Tosches n’a peur de rien. Et son oeuvre en témoigne. Ouvrages sur la Country, sur les Minstrel shows, ces spectacles de music-hall itinérants qui traversaient les Etats-Unis dans les années vingt et où les artistes se grimaient le visage au bouchon pour avoir l’air de noirs, biographies de Dean Martin ou du boxeur Sonny Liston, romans policiers parfois ésotériques, nourris de la fascination de Tosches pour la culture classique, la foi, le Bien et le Mal, recueils de poésie, livre pour la jeunesse…
Jusqu’à son dernier souffle, le 20 octobre 2019 à Manhattan, Nick Tosches n’en a fait qu’à sa tête.
Mais de tous ces ouvrages, pour la plupart de très haute tenue, le meilleur est sans conteste Hellfire. Une fable incandescente, tracée d’une plume trempée dans le soufre, aux accents à la fois bibliques et canaille.
Dirty Dixie
Jerry Lee Lewis grandit à Ferriday, une petite ville de Louisiane. Dans une famille très religieuse, avec laquelle il écume les églises évangéliques de l’Assemblée de Dieu, où il se familiarise avec la musique, le chant, et le piano. Il fait le mur, la nuit, pour traverser la voie ferrée et s’aventurer de l’autre côté, en territoire « nègre », tentant tant bien que mal, en se hissant jusqu’à la fenêtre des juke-joints les plus mal famés, d’apercevoir et d’entendre les groupes de blues et de jazz de la région.
Façonné par le poids de la religion, des croyances, des superstitions, par le racisme, la morale et, parfois, l’hypocrisie de l’époque, il est irrésistiblement attiré, fasciné par cet autre monde.
Celui qu’on lui impose d’ignorer, vibrant, exaltant, dangereusement séduisant, et dissimulé derrière les portes closes et les préjugés, parfois à quelques mètres de lui. A l’image de son pays, écartelé, à la sortie de la Seconde Guerre Mondiale, par des forces contraires.
Le feu à son piano, à grandes lampées de Jack Daniel’s
Pur produit de cette schizophrénie so Dixie, Jerry Lee Lewis va devenir l’artiste le plus sauvage de la musique de la deuxième moitié du XXème siècle.
Plus encore que tous les punks, les rebelles, les junkies et les anti-systèmes professionnels qui lui succéderont.
Un freluquet incontrôlable, perpétuellement armé, marié à sa cousine de treize ans sans même avoir divorcé de sa précédente épouse, dans un pays qui considérait le divorce comme un blasphème passible de la peine de mort.
Une tête à claques arrogante, droguée, alcoolique, soupçonnée de tentatives d’homicides, que la Grande-Bretagne avait interdit de séjour.
Un musicien possédé, qui mettait le feu en fin de concert à son piano à grandes lampées de Jack Daniel’s pour sidérer le public et compliquer la tâche de quiconque parmi ses semblables était assez fou pour oser fouler les planches après lui.
Un héros, moderne et échevelé, digne d’une tragédie antique.
« Elvis This, Elvis that… »
Quand on lui demanda ce qu’il avait ressenti à la mort de son rival, Elvis, celui dont il avait une nuit criblé le portail de Graceland de balles, il répondit:
« I was glad. Just another one out of the way. I mean,
Elvis this, Elvis that. What the shit did Elvis do except take dope that I
couldn’t get a hold of? »
[J’étais content. Juste un autre qui dégage du passage. Je veux dire, Elvis par ci, Elvis par là. Qu’est ce qu’il a fait, putain, Elvis, à part prendre les drogues sur lesquelles j’avais pas pu mettre la main?]
Avec un style pur, limpide et tranchant, Nick Tosches montre toute la complexité du Killer.
Il ne tombe pas dans les pièges faciles du sensationnalisme, de la provocation, de la glorification des sales gosses du R’N’R dans laquelle se vautrent tant de ses pairs, histoire de goûter au frisson, par procuration, à la déglingue de bas étage.
Pas son genre, à Tosches. D’autant que la déglingue, il en a eu son compte.
Une capricieuse maîtresse
L’auteur de Hellfire s’attache à nous faire ressentir à quel point la vie de Jerry Lee Lewis ne fut pas chaotique et dépravée par posture ou par faiblesse.
Il réussit le tour de force de mettre en lumière le déchirement profond qui anima le pianiste toute sa vie, son refus absolu de se plier aux diktats de l’époque, à ceux de son entourage, à ceux de la morale bien-pensante.
Ces failles, des plaies à vif que ni le succès ni les drogues, ni l’amour ni la foi, n’ont aidé à apaiser.
Hellfire met en lumière cette soif de liberté absolue que le Killer prit pour capricieuse maîtresse.
Pour le meilleur, cette musique du diable à faire se damner les anges.
Et trop souvent pour le pire.
S.B.
Nous ne résistons pas à l’envie de vous livrer ces quelques lignes, qui débutent Hellfire. Sans déconner, on va pas se mentir, c’est renversant. Si ça vous donne pas envie, c’est à n’y rien comprendre :
« – Enfer et damnation.
Voilà ce que vous disait Jerry Lee Lewis au beau milieu de la nuit, qu’il semblait avoir le pouvoir de faire surgir pour s’en draper, à n’importe quelle heure.
– Enfer et damnation, vous disait-il, contemplant du coin de l’œil les veines de son poignet, plongé dans le souvenir des récits de son père et des récits des frères de son père.
– Enfer et damnation, vous disait-il. Ils ont une sacrée histoire, les Lewis. Buvaient comme des sauvages. Jouaient comme des sauvages.
Puis le dernier fils sauvage cessait de contempler ses veines pour regarder le whisky dans une de ses mains et le cigare dans l’autre.
– Des paumés, je crois, disait-il, avant de partir d’un grand éclat de rire ou de grommeler d’un air mauvais en fonction du genre de nuit dans lequel il se trouvait et du manteau qu’il portait. »
Hellfire, Nick tosches, Allia
Une de tes premières chroniques à la radio non ? En tout cas, j’avais acheté le livre juste derrière… et je ne l’ai toujours pas lu, infâme que je suis. Je le fais cette semaine. 😉
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Dieu te bénisse, Christophe Laurent. Ca va te plaire tellement ça sent le soufre, le jusqu’au-boutisme et la rédemption impossible. Il est fait pour toi ce livre.
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